Ce sont neuf musiciens heureux qui montent sur la minuscule scène du Duc des Lombards en ce mois d’octobre 2023 aux allures tropicales. Cinq ans après leur dernière tournée internationale, les Brésiliens du collectif Bixiga 70 retrouvent enfin les salles européennes et lancent leur cinquième album, Vapor, empreint de nouveaux sons et de nouvelles influences. Le big band paulista, célèbre pour ses live festifs comme pour ses prises de positions politiques bien tranchées en faveur de la liberté revient pourtant de loin.
Et le Brésil sombra
Le 28 octobre 2018, la honte s’abattait sur le Brésil : 57 797 847 électeurs venaient de placer à la tête du pays un obscur député ouvertement misogyne, raciste, homophobe et nostalgique de la dictature, Jair Bolsonaro, dont le nom allait rapidement faire le tour du monde. Dans un tel contexte de chaos politique et d’incertitudes sur l’avenir, comment lancer un nouvel album et faire des concerts tout en continuant à militer pour la démocratie ? C’est la question que nous avions posée à deux des membres du groupe entre les deux tours de cette élection qui se révèlera catastrophique pour le pays. « C’est difficile de parler de musique dans un moment comme celui-ci, expliquait Cuca Ferreira, saxophoniste et membre fondateur. Comment ne pas se sentir vénal quand au lieu de sauver ton pays tu essayes de sortir ton disque ? ».
En 2018, malgré une certaine notoriété internationale, les Bixiga boxaient encore dans la catégorie underground. Issus de projets punk, reggae, rock ou électro, tous les musiciens avaient vécu l’émergence de la nouvelle scène paulista des années 2000, profondément unie contre le fascisme. « Bien que notre musique soit instrumentale, soulignait Mauricio Fleury, l’homme des claviers, elle contribue au débat que nous souhaiterions plus amplifié sur le futur du Brésil et elle exprime notre position. » Et de renchérir : « Notre musique est une musique de collectivité, de congrégation, d’amitiés, de fêtes, tout ce qui aujourd’hui pose problème ». Cette couleur festive venait enrichir leur quatrième opus, Quebra Cabeça (casse-tête), traversé par quelques nappes d’électro par ci, quelques percussions indiennes par là, et marqué par des arrangements élaborés et une identité brésilienne affirmée : carnaval, fêtes de rue et fanfares faisaient une entrée tonitruante dans leur répertoire.
Occupy São Paulo
À l’instar de Rio ou de Salvador, la ville São Paulo n’a pas échappé au renouveau du carnaval au Brésil. Dans les rues autrefois désertées, des millions de personnes se retrouvent désormais autour de petites scènes improvisées, qui favorisent les contacts humains, le système collaboratif, l’intégration et la solidarité envers les minorités. Au centre-ville, là où – après les anciens esclaves, de nombreux émigrants se sont installés : des Italiens, des Nordestins, et plus récemment des Boliviens, des Nigérians et des Congolais, le quartier historique de Bixiga, célébré notamment par Adoniran Barbosa et Elis Regina, vit au rythme de ces manifestations. Tous les 7 avril, dans la rue 13 de Maio, date de l’abolition de l’esclavage, a lieu le jour du graffiti, qui consiste à repeindre en blanc presque tous les immeubles de la rue pour permettre aux artistes de renouveler leur street art.
Avec son slogan choc « La rue est à nous tous », le collectif d’habitants Ocupai Bixiga (Occupons Bixiga, avatar brésilien d’Occupy Wall Street), dont l’objectif est de faire du quartier un centre d’effervescence culturelle est à l’initiative de cette grande fête gratuite à laquelle les Bixiga ont longtemps et activement participé. Traquitana, le studio fondé par leur guitariste Cris Cabello, est situé en pleine rue 13 de Maio, au n° 70. C’est là que le groupe a vu le jour en 2010 et a enregistré ses trois premiers albums, tous captés en direct, sans fioritures ni rajouts, dont le bien nommé Ocupai (Occupe ici), sorti en 2013, à la veille de la réélection de Dilma Rousseff.
Les Bixiga font partie de ces fougueux musiciens qui ont milité pour le deuxième mandat de celle qui a succédé à Lula, ce qui leur vaudra notamment une bagarre générale de fin de concert avec des partisans d’une intervention militaire. Ils se sont engagés contre le coup d’état institutionnel de 2016, qui conduira finalement à la destitution de la présidente. La même année, le groupe avait participé au mouvement Musique pour la Démocratie, aux côtés d’artistes comme Tom Zé, Tulipa Ruiz, Curumin et BNegão, qui occupèrent pendant huit jours le grand parc du Largo da Batata à São Paulo, mêlant spectacles de rue et débats autour de la citoyenneté. À l’époque des élections et face au péril Bolsonaro, Cuca Ferreira multipliait les réunions de quartier : « cela n’avait plus rien à voir avec la musique, on y allait en tant que citoyen pour essayer de convaincre les gens, pour leur expliquer ce qui était en train de se passer ». Pour espérer arriver à une prise de conscience collective sur le sens de la citoyenneté et de la démocratie, autant commencer par ses voisins.
Résistants au Covid et à Bolsonaro
Si le nom des Bixiga 70 provient de l’adresse-même de leur studio d’enregistrement, il fait évidemment référence au groupe de Fela Kuti, Africa 70. L’icône nigériane, dont le groupe colporte l’afrobeat depuis ses débuts, est leur modèle à bien des égards. Mauricio Fleury en parlait avec respect : « Il disait qu’il transformait la tristesse des uns en la joie des autres, c’est ce qu’on fait aussi à notre façon. ». Sur scène, pour gagner en force et en intensité, le groupe a toujours appliqué le principe felakutique d’une balance subtile entre célébration du collectif et apologie de la liberté, sans jamais dramatiser. « La leçon de Fela, c’est celle de la résistance, ajoutait Mauricio. Ce n’est qu’en restant libre qu’on peut donner le meilleur de soi ». Un avertissement qui n’avait hélas pas pesé lourd face aux appels à la haine des partisans du « Trump des tropiques ».
Le mandat de Bolsonaro a eu un impact dramatique sur le Brésil. Quatre ans après ces paroles naïvement optimistes, la liste des exactions commises par l’ancien président et son équipe est interminable : détournements de fonds, assassinats, destruction de la culture, de la santé et de l’éducation, déforestation, stigmatisation des minorités, un bilan terrible, accentué par une gestion criminelle de la pandémie de Covid qui jettera des dizaines de milliers de personnes sur le pavé et fera du Brésil le deuxième état le plus endeuillé au monde, avec plus de 700 000 morts. Le gouvernement Lula a même fait ouvrir une enquête pour crime de génocide sur la population indienne yanomami, laissée sans assistance face aux maladies et aux violences des orpailleurs qui n’ont jamais été réprimés sous Bolsonaro.« Ce fut vraiment une période compliquée. On voyait la tragédie arriver et on ne pouvait rien faire », reconnaît Cuca. Pour quelqu’un de mon âge, qui a connu la fin du régime militaire, le retour à la démocratie et un gouvernement populaire, revenir au point de départ a été très frustrant. » Daniel Nogueira, le second saxophoniste, est encore plus amer : « Tout ce à quoi j’avais consacré ma vie était en train de s’effondrer. »
Pendant la pandémie, faute de public donc de rentrées d’argent, les salles ferment les unes après les autres. Cette désaffection remet en question la raison d’être de groupes comme les Bixiga 70, qui dépendent fondamentalement de leurs concerts live. Une décennie après sa création, le collectif est à l’arrêt et chacun de ses membres se débrouille comme il peut, donnant des cours ou officiant comme musicien de session. Quant à Mauricio, englué dans une sombre histoire de violences conjugales, il a préféré prendre ses distances. Amère façon de fêter 10 ans d’existence. Estimant être arrivés à la fin d’un cycle, trois autres instrumentistes décident à leur tour de quitter le navire. À l’image du Brésil, le groupe est au bord de la dislocation.
Back to Bixiga
L’espoir renaît chez les Bixiga fin 2022 avec la victoire de Lula. Le groupe renoue avec ses connexions, retrouve ses marques dans le quartier, de nouveaux musiciens sont approchés. Après avoir cru un temps pouvoir reprendre le même projet qu’auparavant, les six rescapés finissent par se rendre à l’évidence : la reconstruction du groupe passe par cette rupture qui a failli l’emporter et par le rappel de ses fondamentaux. « Bixiga a toujours été un collectif où chacun contribuait avec ses idées, insiste Cuca. Ceux qui nous rejoignent doivent avoir cet état d’esprit. ». C’est précisément en revendiquant une certaine façon de faire la musique que le groupe s’est forgé sa personnalité : jouer, sans idées préconçues, en désapprenant à chaque nouvelle rencontre. Un éloge de la fascination que l’on retrouvait chez le pianiste João Donato, disparu mi-juillet, invité spécial sur Quebra Cabeça : « Sa manière de composer a beaucoup à voir avec notre volonté de préserver une certaine ingénuité en ce qui concerne les mélodies, de juste ressentir les choses et de les laisser couler tranquillement. Il nous a énormément influencés », témoignait Mauricio Fleury.Cette fois-ci, le salut de cette communauté sonore est venu des nouvelles recrues : la batteuse Simone Sou, experte en rythmes traditionnels, habituée de la scène paulista et familière du studio Traquitana ; la jeune percussionniste Valentina Facury ; et le roi de la bidouille électrobrega Pedro Regada qui donne à Vapor (vapeur), c’est le nom du nouvel album, une couleur nordestine très particulière, somme toute encore plus brésilienne dans sa façon de sonner.
« Vapor traduit toute cette illusion dans laquelle nous avons failli nous dissoudre, résume Daniel Verano, le trompettiste, qui a trouvé le titre. En même temps, cette vapeur, c’est l’eau dont nous sommes faits, qui nous connecte, nous unit et nous rend fort. Cette grande fragilité qui permet aussi à l’être humain de se mobiliser pour s’entraider, c’est cela, Bixiga 70. »
Vapor, par Bixiga 70 est disponible ici via Modulor.